FEMISE a lancé en 2018 sa série d’entretiens «Med Change Makers».
Les «Med Change Makers» sont des entretiens (texte et vidéo) qui permettent aux chercheurs FEMISE dynamiques d’illustrer comment leur recherche aborde une question politiquement pertinente et comment elle contribue au processus d’élaboration des politiques dans la région Euro-Méditerranéenne.
Marchés publics écologiques vs. Fiscalité environnementale: potentiel de coopération environnementale euro-méditerranéenne
Entretien avec Vera Danilina, Aix-Marseille Université et FEMISE
La question environnementale est une des priorités de la recherche/action de FEMISE. En Méditerranée les conséquences des changements climatiques seront toujours plus fortes qu’ailleurs. La réduction des émissions de gaz à effet de serre et la prise en compte des besoins en adaptation des pays riverains sont plus que jamais des nécessités.
Auteur d’un MED BRIEF FEMISE, Vera Danilina se focalise sur la fiscalité environnementale et les marchés publics écologiques (MPE). Elle fournit une analyse comparative de leur efficacité et révèle les opportunités d’une politique environnementale harmonisée entre les pays. Ses résultats permettent d’envisager des implications spécifiques dans le cadre de la collaboration environnementale des pays de l’UE avec ceux de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Entretien :
1. Votre récent Brief FEMISE se consacre à la comparaison entre les marchés publics verts et la fiscalité environnementale. Quels sont ces deux instruments politiques et pourquoi vous focalisez-vous sur eux ?
Le premier instrument, les marchés publics verts, est lié au processus par lequel les pouvoirs publics cherchent à acquérir des biens et services ayant un impact environnemental réduit. Il correspond donc à leur initiative de faire usage de produits respectueux de l’environnement. Cet instrument politique est relativement nouveau : au sein de l’UE, l’importance des marchés publics verts a été soulignée en 2003 lorsque les États membres ont été invités à adopter des plans nationaux pour rendre la politique des marchés publics plus écologique. Malgré le développement relativement lent des marchés publics verts, 55 % des contrats signés par les autorités publiques européennes en 2009/10 comportaient au moins un critère fondamental des marchés publics verts de l’UE.
Le deuxième instrument, la fiscalité environnementale, vise directement l’impact négatif de la production. Aujourd’hui, dans l’UE-28, ces taxes représentent de 30-50 % (Royaume-Uni, Belgique, Italie, Danemark), à 60-80 % (Allemagne, France, Norvège) et même 80 à 100 % (Espagne, Liechtenstein) des instruments clés utilisés en matière de politique environnementale. La fiscalité environnementale représente 2,4% du PIB de l’UE-28, avec des parts variant de 0,77% au Liechtenstein à 4,14% au Danemark.
Pourquoi se concentrer sur ces deux instruments politiques ? Tout d’abord, parce qu’elles relèvent d’approches alternatives en matière de réglementation mettant en jeu la participation obligatoire ou volontaire et l’influence directe ou indirecte. La deuxième raison est que si la fiscalité environnementale peut être considérée comme l’un des instruments politiques les plus ou même le plus couramment utilisés, l’expansion des marchés publics verts est beaucoup plus modeste. Mais en même temps, les marchés publics verts ont été constamment en tête des priorités politiques de différents pays depuis les années 1970, ce qui montre le potentiel qu’on peut en attendre dans l’élaboration des politiques environnementales. Par conséquent, la principale raison de choisir les taxes et les marchés publics verts pour notre analyse est d’examiner les avantages et les inconvénients d’un instrument politique traditionnel et d’un instrument relativement novateur, en explorant leur éventuelle complémentarité et/ou substituabilité.
2. Les instruments économiques des politiques environnementales sont-ils répandus (ou non) dans les pays méditerranéens de la rive sud et pourquoi ? Existe-t-il des exemples de succès Sud-Méditerranéens ?
Les pays sud-méditerranéens se sont focalisés principalement sur la fiscalité environnementale en tant qu’instrument le plus transparent et le plus direct : elle représente de 64% (Israël) à 100% (Egypte, Tunisie) des instruments clés des politiques environnementales. Par ailleurs, dans la majorité des pays, ils représentent une part relativement modeste du PIB. Dans le même temps, en Israël, les taxes environnementales représentent 3% du PIB, et 2% au Maroc, ce qui en phase avec les pratiques européennes.
Les achats publics représentent environ 18% du PIB dans la région MENA, ce qui indique un potentiel significatif d’influence sur les marchés et les industries. Les marchés publics verts ne sont toutefois pas très développés. Cependant, nous pouvons souligner des pays comme Israël, l’Egypte, le Maroc et les Emirats Arabes Unis qui sont en avance dans le développement des marchés publics verts. Selon l’indice Ecolabel, il existe jusqu’à 20 labels écologiques dans chacun de ces pays, y compris des normes écologiques nationales telles que le label « Green Star » pour le tourisme responsable en Égypte ou un label Vert pluri-industriel en Israël. Ces pays ont également lancé une série de programmes gouvernementaux de soutien aux éco-innovations.
En général, la réglementation environnementale n’est pas développée à grande échelle dans les pays sud-méditerranéens. Parmi les raisons, nous pouvons citer un large éventail de problèmes sociaux et économiques qui semblent plus urgents. En même temps, nous observons un développement des politiques environnementales, ce qui indique que l’on en saisit de mieux en mieux l’importance.
3. Comment les politiques et instruments environnementaux dans le Sud de la Méditerranée peuvent-ils coexister avec les difficultés sociales et économiques auxquelles ces pays sont confrontés ?
Il est bien connu que la région sud-méditerranéenne connaît une série de difficultés sociales et économiques qui peuvent sembler beaucoup plus importantes que les menaces écologiques. Dans le même temps, les coûts de la dégradation de l’environnement dans cette région vont de 2 à 3 % du PIB en Tunisie, en Jordanie et en Syrie, à 5 à 7 % du PIB en Égypte et en Iran. Ces chiffres sont frappants. Ils sont la preuve que sans le développement d’une politique verte, les pays du Sud risquent d’aggraver non seulement les problèmes écologiques, mais aussi les difficultés sociales et économiques.
En outre, se concentrer sur le développement économique sans contraintes environnementales appropriées pourrait potentiellement aggraver la dégradation de l’environnement et la qualité de vie de la population. A titre d’exemple, nous insistons particulièrement sur les problèmes de santé qui peuvent réduire considérablement le PIB. Le lien entre l’environnement, la santé et le PIB est potentiellement fort en l’absence de réglementation environnementale et en présence de menaces « élémentaires » comme les émissions des voitures, par exemple, qui touchent le plus directement la population.
4. Quelle est l’importance de la coordination des politiques environnementales dans les pays du Sud de la Méditerranée et pourquoi ? Quels avantages directs et indirects ?
Nos recherches préconisent l’harmonisation des politiques entre pays liés commercialement. Nous considérons cette stratégie comme une option de premier choix ou une option « gagnant-gagnant » qui permet aux acteurs de coordonner leurs actions environnementales sans pour autant imposer un effort disproportionné à l’un d’eux.
Sinon, les pays qui se concentrent davantage sur la réglementation environnementale pourraient être découragés par les répercussions liées au commerce international. Ainsi, le pays qui opte pour une fiscalité environnementale plus sévère tire profit de l’intégration commerciale avec le pays qui introduit des marchés publics verts ou une fiscalité plus réduits. Dans la littérature, ce phénomène correspond à un « effet de havre de pollution » par lequel l’intégration commerciale fait passer les industries polluantes de pays où la réglementation environnementale est plus sévère vers des pays où elle est moins sévère, sans nécessairement conduire à une réduction de la dégradation environnementale mondiale. Si tous les pays optent pour la politique des marchés publics verts, le pays le plus respectueux de l’environnement dont le gouvernement dépense plus pour les bien publics écologiques risque de voir son pouvoir d’achat diminuer alors que le pays le moins respectueux de l’environnement dont le gouvernement dépense moins pour l’environnement se trouve favorisé. Dans notre recherche, nous appelons ce résultat un « paradoxe de vertu ».
Enfin, la complémentarité du commerce et de l’environnement constitue un argument non négligeable. Lorsque les politiques environnementales sont identiques dans leur type et leur intensité, l’intégration commerciale laisse le niveau de dégradation de l’environnement inchangé mais entraîne une augmentation du pouvoir d’achat dans les pays liés par le commerce.
Par conséquent, en ce qui concerne les avantages directs de l’harmonisation des politiques, il convient de mentionner le recul de la dégradation de l’environnement et l’égalité de la contrainte des politiques. En ce qui concerne l’effet indirect, nous soulignons clairement les effets positifs de la réglementation sur les pratiques commerciales traditionnelles ainsi que sur les préférences des consommateurs. De plus, une politique harmonisée implique aussi une harmonisation des normes écologiques entre les pays, ce qui simplifie la coopération transnationale, le développement des entreprises communes et le contrôle par les pouvoirs publics.
5. Comment la collaboration avec l’UE, dans le cadre de la coopération EuroMed, peut-elle apporter des réponses aux questions environnementales ?
L’UE est connue pour son système bien développé de réglementation environnementale qui peut être considéré comme l’un des exemples à transmettre aux pays du Sud de la Méditerranée. Tant les institutions publiques que les institutions privées de l’UE contribuent au système d’éco-labélisation et d’éco-certification, influençant le choix des consommateurs et des entreprises. Ainsi, l’Allemagne et l’Autriche sont les pionniers des programmes de marchés publics verts. Depuis 2008, la Commission européenne a élaboré plus de 20 critères communs en matière de marchés publics verts couvrant un large éventail de secteurs. L’UE a également proposé des critères de deux types différents, à savoir les critères de élémentaires (core criteria) et les critères exhaustifs (comprehensive criteria). Les critères élémentaires portent sur les principaux impacts écologiques et sont faciles à vérifier, tandis que les critères exhaustifs sont plus stricts et plus complexes et exigent des efforts de vérification supplémentaires. La diversité des critères garantit la flexibilité de la stratégie en matière de marchés publics verts, qui peut être adaptée aux besoins d’une industrie et d’un pays particuliers.
6. Existe-t-il d’autres cadres de coopération (régionale, bilatérale) dont le Sud pourrait bénéficier ?
Nous insistons particulièrement sur la coordination des marchés publics verts en tant que forme de soutien environnemental entre les différents pays. Nos recherches montrent que les marchés publics verts peuvent être liés au soutien à l’environnement dans plusieurs pays lorsque l’un peut être un donateur et l’autre un bénéficiaire. Un pays qui dispose d’une capacité financière et institutionnelle plus importante pour développer les marchés publics verts peut augmenter ses dépenses publiques écologiques, ce qui permet à un pays dont la capacité financière et institutionnelle est plus faible de développer des marchés publics verts et de bénéficier ainsi de la demande écologique du pays partenaire. Les donateurs sont en mesure d’établir les normes et le contrôle de la qualité qui permettent de diminuer ou même d’éviter l’écoblanchiment (greenwashing) et, en même temps, de diffuser les normes écologiques correspondantes auprès du bénéficiaire. En étant accepté, le système de critères environnementaux pourrait uniformiser les règles pour les entreprises de tous les pays participants en facilitant leur accès aux marchés et en diminuant la dégradation de l’environnement. Cette approche pourrait être envisagée pour la collaboration entre l’UE et les pays de la région MENA afin de renforcer les politiques environnementales de ces derniers et d’établir un premier pas vers l’harmonisation des approches des politiques écologiques.
7. Quelle est votre principale recommandation pour les décideurs du Sud de la Méditerranée ?
Tout d’abord, nous recommandons la mise en œuvre à grande échelle des marchés publics verts en tant qu’approche efficace de la mise en place d’une politique environnementale. Bien qu’il s’agisse d’un outil volontaire, il peut motiver les entreprises à opter pour les technologies vertes, même lorsque la seule incitation provient du gouvernement. L’effet peut être amplifié en tenant compte de la demande éco-biaisée des consommateurs qui, à son tour, peut être encouragée par la politique publique correspondante. Dans le même temps, les marchés publics verts ne sont pas sans risque : l’absence de supervision publique peut réduire l’effet positif de l’approche politique ce qui permet aux entreprises de faire de l’écoblanchiment, ou de porter atteinte à la qualité de leurs produits en matière environnementale. Par conséquent, une politique de suivi correspondante est nécessaire.
La deuxième principale recommandation est d’opter pour l’harmonisation à long terme de la politique environnementale, même entre pays ayant des capacités économiques et institutionnelles différentes afin d’introduire des instruments politiques symétriques.
La coordination des politiques environnementales revêt une importance particulière pour les pays du Sud de la Méditerranée en vue d’atteindre les objectifs de développement durable (ONU, 2015), ainsi que pour les deux raisons suivantes. Premièrement, la part relativement faible du commerce intrarégional avec l’UE, qui devrait augmenter en raison de l’agenda politique actuel du partenariat commercial euro-méditerranéen. Ainsi, la poursuite de la libéralisation des échanges accroîtra les possibilités de coopération entre les régions et une harmonisation des politiques environnementales pourrait s’avérer essentielle pour éviter l' »effet havre de pollution » mentionné ci-dessus. Deuxièmement, le déclin de la croissance économique dans la région MENA qui pourrait être partiellement redressée avec la contribution d’une intégration commerciale plus profonde. En même temps, l’augmentation de la dégradation de l’environnement qui pourrait correspondre à la croissance économique peut être atténuée par la coordination des politiques environnementales.
Propos recueillis par Constantin Tsakas
This activity received financial support from the European Union through the FEMISE project on “Support to Economic Research, studies and dialogues of the Euro-Mediterranean Partnership”. Any views expressed are the sole responsibility of the speakers.