Président du Comité scientifique et coordinateur du Femise (Forum Euroméditerranéen des Instituts de Sciences Économiques), Jean-Louis Reiffers évoque le futur des relations entre le Maroc et l’Union européenne. Un discours effectué à l’Institut royal des Etudes stratégiques (IRES) de Rabat le 24 juin 2011.
√ Garantir immédiatement et de façon durable les conditions de base minimales en particulier en matière de sécurité alimentaire (depuis quarante ans toutes les révoltes arabes sont parties de là. cf. notamment sous Sadate la montée des frères musulmans après la révolte du Caire, les incendies sur la route des pyramides, les hotels etc.. idem à Rabat et Tunis suite aux missions du FMI qui ont voulu supprimer les subventions aux produits agricoles – position justifiée sur le plan économique mais absurde sur le plan social)
√ Prendre conscience que les performances économiques dans le contexte de l’ouverture aux échanges dilatent l’espace social interne. Il faut donc aller vers une meilleure compensation des perdants, garantir un meilleur accès aux soins, veiller aux équilibres territoriaux. Il faut aussi, à défaut de pouvoir favoriser à l’échelle nécessaire l’égalité, se centrer sur l’équité du modèle de développement.
√ Le levier de tout cela est la démocratisation dans tous ses aspects. Ce sera le nouveau facteur de croissance économique . Il est très important de dire que dans le monde moderne la liberté et la transparence sont des facteurs de croissance économique.
√ Traiter de façon approfondie un facteur de production qui doit concentrer toutes les attentions : la jeunesse (à la place du capital !) Il faudra toujours du capital mais pas sous les mêmes formes et avec les mêmes effets
Si nous acceptons l’idée que nous allons vers une transition d’un capitalisme autoritaire et corrompu vers une capitalisme démocratique, nous allons avoir nécessairement, dans les pays où la transition est brutale, pendant une période de 4/5 ans de grandes difficultés à court terme qui feront courir des risques à tout le processus.
√ Forte diminution de la croissance due aux anticipations des agents . Il est surréaliste de voir le conseil européen dire « vous vous en tirerez si vous faites l’intégration Sud-Sud ». De même, le sujet n’est évidemment pas à court terme la reprise des investissements. Les fonds d’investissement n’arrivent plus à faire de levées de fonds, les entrepreneurs ne prennent plus de risques.
√ Très forte augmentation du déficit budgétaire dans les pays où la transition a ces caractéristiques (Egypte, Tunisie) à cause de la diminution des rentrées d’impôts indirects, de l’embauche d’une masse de fonctionnaires jeunes (ce qui donnera dans cinq ans des plans d’ajustement drastiques), inflation, baisse des réserves (tourisme, transferts), tensions sur les monnaies, augmentation des taux d’intérêt…. On n’échappera pas à ces phénomènes, mais il faut immédiatement tenter de les prévenir grâce à l’engagement des pays du Nord
√ Tout dépendra comme dans les anciens pays du bloc soviétique des anticipations des agents (nos touristes, nos investisseurs, la jeunesse au sud) il faut consolider une vision politique immédiatement qui donnera une perspective et augmenter les transferts financiers gratuits ou garantis du Nord vers le Sud.
Les points clés de la nouvelle vision politique :
Cinq orientations précises à suivre :
√ La première est la nécessité démocratique qui implique (i) d’abord une bonne information, totalement libre pour la presse, approfondie et disponible pour les chercheurs et plus généralement les intellectuels, (ii) une meilleure représentation de toutes les catégories sociales dans la représentation nationale, (iii) une meilleure participation aux décisions y compris au niveau local, (iv) la séparation effective des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire.
√ La seconde concerne l’amélioration du fonctionnement concret des institutions pour obtenir la confiance de la population. Une quinzaine d’économistes dont je faisais partie ont signé un appel paru dans la presse internationale pour que le G8 envisage une aide importante aux pays du printemps arabe (ce qu’il a fait pour la Tunisie et l’Eypte à hauteur de 40 milliards de $). L’idée était que dans le processus de transition en cours, ceux-ci souffriraient nécessairement (ce qui est effectivement le cas) d’un effet de courbe en J que les pays développés devaient prendre en charge exactement comme cela a été fait pour les pays d’Europe de l’Est. Deux jours plus tard, E.Phelps écrivait une tribune critiquant cet appel pour indiquer que ce transfert ne servirait à rien, voire serait néfaste, dans le contexte de « connivence « (voire de corruption) actuel. Très résumée, sa remarque qui est excessive sur le plan du transfert financier, mais qui mérite d’être considérée pouvait se résumer ainsi : « tout cela ne servira à rien si la jeunesse ne retrouve pas des emplois et du dynamisme, si les appels d’offres publics ne sont pas transparents et contrôlés par des organes indépendants, si les privatisations donnent lieu à une surenchère de commissions de la part des grands groupes mondiaux, si, plus grave encore, car plus profond et plus insidieux, il faut payer ou avoir un parent bien placé pour obtenir un emploi dans l’administration, un permis de construire, une décision favorable du tribunal de commerce, un permis de marchand ambulant, une inscription dans une école, une aide agricole etc… ». Il s’agit d’une question fondamentale en Méditerranée (qui ne concerne pas que les pays du Sud), car s’il paraît souhaitable que les méditerranéens gardent le sens de la proximité affective dans la fratrie et soient réticents à un certain puritanisme des formes souvent hypocrite (benchmarks et autres évaluations) qui se développe ailleurs dans le monde, cette proximité sociale ne doit pas conduire à des connivences de classes ou de réseaux. Et, sur ce point, il s’agit de morale et d’éthique qui doivent être enseignées dès l’école car la transformation du cadre juridique des institutions est généralement peu opérante. Ils doivent aussi pouvoir être dénoncés par la presse et condamnés par les tribunaux quel que soit la place dans la société des personnes concernées. Immédiatement, cette remarque implique la création d’une agence totalement indépendante de contrôle des appels d’offres publics et des privatisations et un dispositif de médiation entre le citoyen et les autorités.
√ La troisième orientation concerne plus directement l’ouverture internationale et l’insertion dans la mondialisation. Celle-ci est indispensable, mais doit être menée avec une claire conscience que l’ouverture, si elle occasionne toujours des gains nets en PIB pour ses gagnants (les personnes dans les secteurs à avantages comparatifs et celles dans des entreprises qui font des économies d’échelle) elle entraîne en même temps des difficultés pour ses perdants (les secteurs à désavantages comparatifs et les secteurs protégés). La prise en compte explicite des perdants (et du transfert qui s’impose) dès la mise en œuvre des mesures est impérative. Je reviendrais sur ce point lorsque j’aborderais la question du partenariat avancé avec l’UE et notamment de l’ouverture aux services. Deuxièmement, elle ne doit pas être « naïve » et doit s’accompagner de politiques structurelles permettant de développer des avantages comparatifs nouveaux (cf. Rodrick) ce que tout le monde fait aujourd’hui.
√ La quatrième orientation concerne la sortie par le haut, c’est-à-dire, la pénétration de l’économie de la connaissance, le passage d’une croissance à accumulation extensive du capital à une croissance à Productivité Globale des Facteurs. Celle-ci se résume en trois mots : confiance-dynamisme-mobilisation de la jeunesse.
√ La cinquième orientation, enfin, est la recherche d’un meilleur équilibre territorial par une décentralisation/déconcentration bien conduites, des infrastructures, le développement du monde rural.
Les enjeux pour le Maroc : conduire une transition douce
√ Assurer des conditions de vie de base (alimentaire, santé) à tous, ce qui suppose de poser la question de la sécurité alimentaire et du développement rural.
√ Défendre une éthique nationale ce qui veut dire qu’à défaut de progresser sur l’égalité suffisamment vite, l’on renforce l’égalité des chances : lutte contre l’illetrisme, remédiation des drops out (approche compétences en complément de l’approche diplômante, cf. E2C etc.), développement massif de l’apprentissage et de l’alternance, insertion dans tous les cursus de maîtrise d’un pack « entreprise » (calcul de point mort, lecture de bilan et compte d’exploitation, fabrication d’un business plan, permis de conduire informatique au moyen de « soft learning » , jeux, séminaires etc.) transparence dans tous les domaines qui concernent l’emploi (cf. plus haut),
√ Développer l’économie de la connaissance en s’appuyant sur la jeunesse. Cela suppose de percevoir ses attentes, de lui permettre de les exprimer et de lui donner la possibilité d’avoir une participation politique. Cela nécessite une amélioration d’ensemble de la qualité du système éducatif (a cet égard le Maroc n’est pas dans les pays qui se soumettent aux tests PISA, déficience à laquelle il faudrait remédier pour donner un indicateur comparatif aux institutions concernées). Cela suppose aussi de mener une audacieuse politique de développement de l’alternance et de la formation professionnelle, de développer des mécanismes d’amorçage fondés sur des prêts d’honneur pour lancer des entreprises, de mettre en place un dispositif d’auto-entrepreneurs. Le taux de chômage des 15-24 ans avoisine désormais les 20%, celui des 25-34 ans les 13%, sans compter le sous-emploi et le travail informel non sécurisé. Ce sont les milieux urbains les plus touchés, alors que les milieux ruraux sont davantage touchés par la pauvreté. L’économie de la connaissance nécessite aussi une meilleure reconnaissance sociale du métier de chercheur et des dispositifs encourageant le dépôt de brevets.
√ Favoriser le développement des PMI-PME en encourageant leur création (et là un secteur bancaire surliquide a un rôle central à jouer), faire en sorte que les investissements directs étrangers aient davantage d’effets d’entraînement (ce qui pourrait être obtenu en créant, avec l’aide de la communauté internationale un fond de garantie des IDE avec conditions contractuelles sur la sous-traitance), mettre en place des fonds défiscalisé comme cela est courant en Europe (cf. les FIP). Ces mesures sont indispensables car le Maroc pour 1% de croissance supplémentaire ne produit que 0,35% d’augmentation de l’emploi (taux sensiblement inférieur à celui de la Tunisie 0, 55%). Il est important de bien saisir que cet objectif n’est pas incompatible avec l’ouverture internationale dans la mesure où celle-ci permet aux PMI-PME, comme plusieurs études l’ont montré, d’obtenir des gains de productivité grâce aux inputs importés.
A cela s’ajoute évidemment la poursuite de la politique d’ouverture et des réformes institutionnelles liées. Mais il n’est pas certain que les gains supplémentaires à attendre de l’ouverture soient très importants de même que le mécanisme qui permette le financement de ces évolutions très efficace. Il s’agit généralement de fonds supplémentaires affectés à des départements ministériels et institutions qui modifient leur cadre réglementaire pour l’adapter sans que les pratiques aient véritablement changé. En revanche, le manque patent de contenu technologique des exportations marocaines (cf. rapport Femise 2010) plaide pour approfondir les démarches qualités, en particulier pour se rapprocher des normes européennes.
Le statut avancé du Maroc dans le cadre de la politique de voisinage de l’UE
1) Effectue un transfert « sous effectué » qui ne peut être bouclé que par des IDE et des crédits bancaires. Le système d’interdépendance matériel est donc clairement au bénéfice de l’UE ce qui était prévisible dès 1995 et que nous avions eu l’occasion de souligner à l’époque. En effet, les pays méditerranéens avaient déjà un accès libre au marché européen pour les produits industriels dans le cadre de la politique méditerranéenne rénovée. Barcelone et sa ZLE les a obligés à libéraliser leurs marchés pour les produits industriels en provenance de l’UE sans que celle-ci ne fasse de progrès sensibles en matière agricole. Cette évolution à avantages comparatifs inversés a néanmoins produit un effet de choc qui a dynamisé la croissance dans les PM mais a durablement déséquilibré l’équation de transfert. On a pu calculer qu’en % des échanges, l’UE obtenait des performances sur les marchés des PM qu’elle n’obtenait nulle part ailleurs dans le monde.
2) Que dans ce système d’interdépendance, le Maroc est dans une situation fragile puisque son déficit commercial considérable se boucle par le tourisme, les « remittances » des émigrés et les IDE ce qui suppose que ces trois composantes ne fléchissent pas,
3) Que cette situation se dégrade du fait de l’augmentation du déficit commercial, la période de crise et la faiblesse relative de la demande interne européenne se sont naturellement traduits par une augmentation plus forte des importations que des exportations
4) Qu’apparaît au Maroc un phénomène nouveau observé partout dans le monde : lorsque les IDE se développent les transferts de revenus du capital de sens contraire augmentent et ce flux de sortie finit par compenser les nouvelles entrées d’IDE. .
Dès lors, les européens doivent bien comprendre que le développement du partenariat s’effectue, pour l’essentiel, à leur avantage et que nous sommes très éloignés d’un plan Marshall dont l’objectif, rappelons le, était d’équilibrer l’équation de transfert des US avec les pays européens.
La troisième question est de se demander si le partenariat avec l’UE doit évoluer pour répondre à la nécessité évoquée plus haut de mettre en place un nouveau modèle de développement que je me risquerais à qualifier de « capitalisme démocratique fondé sur une majorité des citoyens et plus inclusif ». Sur ce point, il me paraît clair que le dispositif doit évoluer s’il veut participer à cette grande cause. La raison tient au fait que la libéralisation des échanges de produits et demain de services qui a constitué le pivot du partenariat jusqu’ici ne suffira pas à construire le nouveau développement attendu par la population. Bien que nécessaire, son potentiel futur est limité et il doit s’appuyer sur des politiques structurelles actives de grandes dimensions telles qu’évoquées plus haut. C’est sur celles-ci que le partenariat avancé doit désormais de focaliser. A cet égard, l’éventuelle adoption par le Maroc des directives européennes sur la concurrence paraît fortement sujette à caution. Enfin, la question des services ne peut être traitée de façon indifférenciée. Pour les services « facteurs » transports, ports, assurances, finances, télécoms, l’ouverture améliorera la compétitivité (en notant cependant qu’une seule grande banque européenne peut acheter à peu près toutes les banques méditerranéennes et qu’il sera toujours très difficile d’envisager la privatisation de Royal Air Maroc). Pour la distribution qui est davantage un service « sociétal » ce serait évidemment une grave erreur aujourd’hui de l’ouvrir excessivement aux grandes entreprises mondiales du secteur car l’ajustement serait considérable. Que deviendraient les petits commerces des medinas ?
Il me paraît donc clair que pour avoir sa pleine efficacité dans le contexte actuel le partenariat avec l’UE doit moins se centrer sur le libre-échange et en tout cas le faire avec technicité et discernement, augmenter sa base financière et participer davantage aux enjeux de structures qui sont posés.
Photo Econostrum: Jean-Louis Reiffers, FEMISE co-coordinator et President du comite scientifique
Article de Frederic Dubessy, Econostrum. L’article fait partie d’une série d’articles conjoints réalisés dans le cadre d’un partenariat entre Femise et Econostrum pour l’année 2010, qui alimentent également la rubrique « Grand Angle» du site d’information Econostrum. Vous pouvez retrouver cette rubrique et toutes les informations à l’adresse suivante : www.econostrum.info. L’inscription à la newsletter d’econostrum est accessible par :http://www.econostrum.info/subscription/