Si les études menées au niveau des pays développés sur l’impact de la libéralisation commerciale révèlent quelques décalages entre les prédictions des schémas théoriques et la réalité des ajustements du marché du travail face à l’ouverture, la situation des pays en développement par rapport à ces analyses demeure encore peu connue. Engagés dans le processus de libéralisation des échanges depuis maintenant plus de deux décennies d’abord avec la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel, puis l’adhésion à l’OMC et enfin la signature d’accords de libre-échange avec les pays industrialisés, certains pays en développement ont à faire face, non seulement au potentiel commercial des économies avancées, mais aussi à la concurrence sur les mêmes marchés des économies en développement aux performances comparables. L’incidence sur la dynamique de l’emploi et du marché du travail se trouve par conséquent forcément plus complexe. C’est la raison pour laquelle la question de l’emploi et la libéralisation commerciale s’est trouvée ces dernières années au cœur du débat des politiques de développement dans ces pays. Les termes de ce débat se partagent entre, d’une part, les tenants de l’ouverture qui, seule, favoriserait la création d’emplois et l’amélioration des revenus du travail et, d’autre part, les défenseurs d’un certain niveau de protectionnisme qui permettrait, au moins dans les premières phases du processus de développement, de limiter les effets des chocs externes de compétitivité. Seule des investigations approfondies sur l’expérience vécue au cours des dernières années avec la libéralisation progressive des échanges dans de nombreux pays en développement permet d’apporter des éléments d’appréciation sur la question.
Le travail de recherche effectué dans le cadre de ce projet s’inscrit dans cette perspective. Il se fixe comme objectif d’évaluer l’impact des politiques de libéralisation des échanges sur le marché du travail dans les pays en développement à travers l’expérience comparée de deux pays sud méditerranéens : le Maroc et la Tunisie. Ces deux pays présentent quelques similitudes mais aussi beaucoup de spécificités. Au plan de la politique économique, ces pays ont opté dès le début des années quatre-vingt pour la promotion des exportations dans leur programme de développement et l’ouverture progressive de leur économies aux échanges. Les similitudes entre ces deux pays concernent aussi les dotations en facteurs qui, globalement et en dépit des tailles différentes des marchés, présentent les mêmes structures. En ce qui concerne les spécificités, chacune de ces économies a développé en fonction de ses atouts une structure de production qui lui est propre même si, au niveau de certains marchés extérieurs, elles se trouvent dans des positions concurrentes (cas du textile et de l’agro-alimentaire notamment).
L’étude de l’impact de l’ouverture aux échanges sur le marché du travail a été menée selon deux optiques complémentaires. La première optique est celle qui s’intéresse aux ajustements de l’emploi et des salaires face, d’une part, à la demande accrue sur les produits locaux à travers le développement des exportations et, d’autre part, à la concurrence sur le marché intérieur des produits étrangers. Ces ajustements peuvent être approchés en considérant les changements tarifaires et non tarifaires qu’implique la libéralisation des échanges commerciaux dans le cadre d’une modélisation en équilibre général. La méthodologie adoptée dans ce cas se base sur une modélisation en équilibre général distinguant les secteurs d’activité selon la nature et le degré de leur implication ou non dans les échanges extérieurs. Les simulations portant sur les paramètres traduisant le degré d’ouverture au niveau des différents secteurs d’activité permettent d’apprécier l’impact sur l’équilibre du marché du travail et ses déterminants.
La particularité de l’approche en équilibre général est qu’elle intègre la dynamique de l’ensemble des secteurs et leurs interactions dans une démarche à caractère macroéconomique. Les ajustements qui se produisent à la suite des chocs de l’ouverture sont appréhendés d’un point de vue global au sein des activités et en fonction des paramètres qui déterminent les comportements des marchés. Cette démarche essentielle pour l’analyse de l’impact de l’ouverture sur les différentes catégories d’emplois et sur les salaires relatifs de la main-d’œuvre selon le niveau de qualification doit être complétée par une approche à caractère microéconomique. Il s’agit selon cette approche d’examiner au niveau de l’entreprise comment les opérateurs adaptent leur demande de travail et ajustent leurs coûts salariaux pour s’adapter au choc de compétitivité en réaction aux mesures de libéralisation des échanges. Le développement de cette approche doit par conséquent se baser sur l’observation directe du comportement des opérateurs à travers une série de variables portant en particulier sur la production, la valeur ajoutée, les exportations, la structure de l’emploi et les coûts de production. Le comportement microéconomique face à l’ouverture pourra dans ce cas être approché à travers une modélisation économétrique construite sur la base des données établies au niveau des entreprises. Les résultats obtenus à travers cette approche qui saisit directement le comportement des entreprises devront être confrontés à ceux qui ressortent de l’analyse en équilibre général.
Les deux approches de modélisation que ce soit celle en équilibre général ou celle basée sur les données au niveau des entreprises doivent être précédées d’une lecture aussi détaillée que possible des données disponibles sur l’ouverture commerciale en relation avec l’emploi et les salaires au plan macroéconomique ou au niveau des entreprises afin d’en dégager les faits stylisés les plus significatifs durant plus de deux décennies de réforme du commerce extérieur. Pour cela, le Maroc dispose de deux enquêtes récentes sur le secteur industriel (Etude FACS-Maroc publiée en 2000 et Etude ICA publiée en 2005) en plus des données recueillies annuellement par le Ministère du Commerce et de l’Industrie auprès des opérateurs du secteur qui fournissement des données pertinentes pour une telle évaluation. La Tunisie dispose également d’une base de données pour le secteur industriel similaire à celle du Maroc. L’analyse comparative des données émanant de ces différentes sources a pour objet de mettre en évidence les ajustements effectués en matière d’emploi et de salaires pour faire face aux changements dans l’environnement concurrentiel aussi bien sur le marché interne qu’externe. Outre l’intérêt des conclusions qu’elle peut dégager en la matière, cette analyse servira de base pour l’approche de modélisation pour mieux orienter les simulations à effectuer dans le cadre de l’étude en équilibre général ou encore les estimations dans l’approche des comportements au sein des opérateurs.
La présente étude est structurée en quatre chapitres. Le premier chapitre présente les différentes étapes du processus de libéralisation commerciale au Maroc entamé depuis le début des années quatre-vingt et qui s’est intensifié progressivement avec l’adhésion à l’OMC et l’entrée en vigueur de l’Accord d’association avec l’Union Européenne et par la suite les accords de libre-échange avec les Etats-Unis et avec les pays arabes. La dynamique de libéralisation commerciale au Maroc a induit une modification importante du niveau de protection effective dont l’évolution au cours des dernières fait l’objet d’une analyse assez détaillée en conclusion de ce chapitre. Le second chapitre est consacré à l’étude des transformations qu’a connues le marché du travail au cours des deux dernières décennies. En analysant les facteurs ayant conditionné l’évolution de ce marché tant du côté de l’offre que de la demande, ce chapitre s’intéresse à l’identification les restructurations en cours en liaison avec le processus d’ouverture commerciale affectant notamment la structure de l’emploi par qualification et les niveaux de salaires. L’objectif d’une telle analyse est de dégager les faits stylisés devant mieux orienter les investigations à effectuer selon les deux approches de modélisation. Le troisième chapitre est réservé à la modélisation en équilibre général élaborée pour l’étude de l’impact de la libéralisation commerciale sur le marché du travail. Ce chapitre présente la structure du modèle adopté, donne une description détaillée des données utilisées et présente les principaux résultats obtenus. Enfin, le dernier chapitre est consacré au modèle économétrique élaboré pour l’étude de la demande de travail et la formation des salaires. Ce modèle cherche à travers les estimations économétriques des fonctions de demande de travail et des fonctions de formation des salires à établir les liens possibles entre le niveau d’ouverture commerciale, d’une part, et le niveau d’emploi et des salaires par qualification, d’autre part. La confrontation des résultats obtenus à ceux de l’analyse en équilibre général permet de dégager des éléments d’appréciation intéressants quant à l’impact de la libéralisation des échanges sur l’emploi basés sur l’expérience vécue d’un pays en développement, en l’occurrence le Maroc. L’ensemble de ces éléments sont repris dans la conclusion de ce travail avec une comparaison avec l’expérience tunisienne en la matière.
Les répercussions du choc d’ouverture évaluées à travers aussi bien la modélisation en équilibre général que l’approche économétrique semblent globalement positives avec un effet différencié selon les catégories de main-d’œuvre. Pour les simulations en équilibre général, l’impact positif se ressent de façon plus marquée au niveau de la main-d’œuvre non-qualifiée alors qu’il semble plus réduit pour la main-d’œuvre qualifiée. L’approche économétrique limitée au seul secteur industriel aboutit à un résultat sensiblement différent s’agissant de l’impact par catégories de qualification. L’incidence globale du processus de l’ouverture sur l’emploi ressort en effet positif selon les multiples estimations effectuées. Un tel impact se révèle cependant assez différencié selon les niveaux de qualification de la main-d’œuvre et semble affecter plus les catégories des agents de maîtrise et des ouvriers qualifiés. Ce résultat qui se distingue à celui dégagé par l’approche de l’équilibre général semble plus proche de la dynamique présente. Le processus d’ouverture concerne essentiellement le secteur industriel dans la phase actuelle et les effets les plus significatifs sont ressentis de façon évidente dans les principales branches de ce secteur. Les estimations économétriques qui se basent sur les données relevées dans les activités industrielles semblent dans ces conditions les plus pertinentes pour les conclusions à tirer et leurs implications en termes de politique économique.
La dynamique d’ouverture aura donc exercé une pression significative sur l’emploi, particulièrement dans les secteurs les plus exposés à la concurrence. Cette pression a pour effet, toutes choses étant égales par ailleurs, une hausse de la demande de travail qui affecte plus les emplois qualifiés. Il s’en suit un renforcement accru de la situation de l’emploi qualifié par rapport à l’emploi non-qualifié. Cet effet se ressent aussi à travers le comportement du salaire moyen face au choc d’ouverture pour chaque catégorie d’emploi.
Les résultats qui se dégagent de l’analyse du comportement de la demande de travail face au choc d’ouverture dans le cas du Maroc se retrouvent à peu près de façon équivalente dans le cas de la Tunisie. Ce pays dont la structure de production se compare à celle du Maroc et qui a suivi depuis le début de la décennie quatre-vingt le même cheminement tant au plan de libéralisation économique qu’au plan l’ouverture commerciale semble dégager les mêmes tendances de l’emploi face au démantèlement progressif du système de protection et au développement des échanges. Ceci ressort nettement des différents travaux d’évaluation entrepris à ce sujet que ce soit selon l’approche d’équilibre général ou l’approche économétrique. L’impact de la libéralisation commerciale sur l’emploi considéré globalement ressort positif dans tous ces travaux. Un tel impact apparaît cependant différencié selon les niveaux de qualification où l’on relève dans la plupart des analyses une tension plus forte sur l’emploi qualifié. Cette tendance a induit selon certaines estimations à l’élargissement de l’écart salarial entre main-d’œuvre qualifiée et non-qualifié.