Lors de la conférence du FEMISE (23-24 Novembre 2012) sur la transformation structurelle, plusieurs personnalités ont donné leurs points de vue sur les politiques souhaitables à mettre en oeuvre dans les pays de la Méditerranée au cours d’interviews :
Mustapha Nabli, gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie; Lino Cardarelli, secrétaire général ff de l’UpM; Suk Joon Kim, président du STEPI; Pierre Deusy, chef économiste DG Relex Commission Européenne; Mohamed Chafiki, Directeur des études et des prévisions financières au ministère de l’Economie et des Finances du Maroc.
Interview Mustapha Nabli, gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie et ancien vice-président en charge du développement économique à la Banque mondiale
« Mettre en œuvre une politique industrielle ne signifie pas produire en masse et à bas coût »
-Le concept de politique industrielle peut-il se décliner efficacement sans intégration des pays méditerranéens ?
-Cela dépend de la conception que l’on a de la politique industrielle. L’expression a été largement dévoyée dans les années 70 où beaucoup de mauvaises décisions économiques ont été prises sous couvert de politique industrielle. Chaque pays doit créer un environnement favorable pour ses entreprises, les aider à se développer. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre une super planification où les Etats seraient spécialisés dans un secteur ou dans un autre. Il est vrai que le manque de communication entre les pays méditerranéens peut les pénaliser, mais malgré cela, chacun de leur côté, ils peuvent avancer dans la bonne voie.
-Existe-t-il un Etat méditerranéen qui irait dans le sens de cette vision que vous proposez ?
-Pas vraiment, bien que le Maroc, la Tunisie ou l’Egypte, à leurs façons, réfléchissent à ces changements structurels essentiels. L’Union pour la Méditerranée peut être le cadre dans lequel ils progresseront en apprenant les uns des autres. Les programmes européens de mise à niveau engagés depuis une dizaine d’années doivent également être étudiés pour en tirer les bonnes pratiques et reproduire les expériences qui fonctionnent. Souvent, la réussite tient à quelques détails…
– Certains ne croient pas en la stratégie que vous développez, considérant qu’elle s’appuie sur un modèle asiatique aux fondements très éloignés du contexte économique méditerranéen.
– Je ne comprends pas ce qu’ils entendent par un modèle asiatique, qui s’opposerait à un modèle européen. Mettre en œuvre une politique industrielle ne signifie pas produire en masse et à bas coût. Ce n’est du moins pas le modèle qui a permis au Japon, à la Corée du sud ou à Singapour de se développer.
Interview Lino Cardarelli, secrétaire général adjoint de l’Union pour la Méditerranée, en charge des projets et du développement économique
« La réussite de l’UPM passe par notre capacité à nous imposer en leader d’une dynamique »
-En quoi consiste votre nouvelle mission au sein de l’UPM ?
-Je suis en charge des affaires économiques et des financements de projets. Mon service évalue les projets proposés dans le cadre de l’UPM, pas seulement du point de vue financier, mais essentiellement dans le but de voire converger les projets dans la même direction. Il s’agit de proposer une vision globale pour l’espace méditerranéen.
-Etes-vous optimiste quant à l’avenir de la Méditerranée ?
-Je viens du secteur privé où l’on apprend à être positif, plutôt qu’optimiste. La mission n’est pas évidente car le projet même d’Union pour la Méditerranée se heurte à des problèmes complexes. Sommes-nous prêts pour un tel projet ? L’avenir nous le dira. Mais la réussite de l’UPM passe par notre capacité à nous imposer en leader d’une dynamique.
-Les pays méditerranéens oeuvrent-ils tous dans le même sens ?
-Ils poursuivent tous leurs objectifs propres et c’est respectable. Mais même lorsqu’ils paraissent concentrés sur leur sujet, ils gardent toujours un œil sur ce qui se fait dans le cadre méditerranéen. Nous souhaitons faire en sorte que tous les partenaires soient reliés, qu’ils partagent des règles communes et des bonnes pratiques.
Interview de Suk Joon Kim, président du Science and Technology Policy Institute (STEPI)
« L’éducation et la formation ont été décisifs dans le modèle coréen »
-La Corée du Sud a pris en main son développement économique dans les années 60. Pourrait-elle se développer de la même façon aujourd’hui ?
-Evidemment pas. La Corée du Sud a mis en œuvre à cette époque des mesures très volontaristes qui ne seraient pas autorisées aujourd’hui par l’Organisation mondiale du commerce. La globalisation du monde oblige les Etats à utiliser d’autres outils.
-Quel type de mesures vous paraissent les plus appropriées ?
-A la place des pays émergents, je commencerais par miser sur les ressources humaines. L’éducation et la formation ont été décisifs dans le modèle coréen. Néanmoins, pour profiter de ces compétences, il a fallu trouver des solutions à la fuite des cerveaux qui pénalisait le pays. C’est pourquoi l’Etat a créé des centres de recherche performants et proposé à ses diplômés des postes intéressants et correctement rémunérés. Cette décision a inversé la tendance. Il convient également de miser sur l’innovation, sur la R&D, mais aussi sur la R&BD (research and business development).
-Sur la carte du monde, la Corée du sud parait un peu isolée. Peut-on se développer durablement sans l’existence d’un marché régional ?
-Nous le faisons. La Corée du Sud coopère avec la Chine et le Japon au sein d’une association, mais nos marchés ne sont pas là. L’Europe est notre premier client, puis viennent les Etats-Unis. La Chine arrive en troisième position. Les autres pays asiatiques, membres de l’ASEAN, par exemple, n’ont pas d’importance dans notre économie.
Interview de Pierre Deusy, chef économiste DG Relex Commission Européenne
« Personne en Méditerranée n’a envie de s’aligner sur les Chinois !»
-Les pays méditerranéens ne sont pas dans la situation des membres de l’Association des pays du sud-est asiatique (ASEAN). Le PIB par habitant des pays méditerranéens était quatre fois supérieur à celui des pays de l’ASEAN il y a dix ans. Encore aujourd’hui, il est deux fois supérieur. Les salaires marocains sont au même niveau que les salaires roumains. Personne en Méditerranée n’a envie de s’aligner sur les Chinois ! A mon sens, les recettes qui ont fonctionné en Asie ne peuvent pas s’appliquer ici.
-Que propose l’Europe aux pays du sud ?
-Avant de définir une politique industrielle, les pays méditerranéens doivent choisir un modèle de développement. Et l’Europe leur en propose un, complet. Les pays du sud ont la possibilité d’adopter l’acquis communautaire et de faire évoluer leur partenariat avec le nord, c’est-à-dire un marché riche et stable. Ce sont les Etats qui décident de privilégier ce marché ou de regarder vers le marché mondial. Mais quand l’Algérie délègue la construction d’une autoroute à une entreprise chinoise, elle doit accepter que cette entreprise vienne avec ses travailleurs. Quand c’est l’Europe, ce sont des Algériens qui sont embauchés. Sur le long terme, ces choix comptent.
-L’Europe se pose en grand frère par rapport aux pays du sud. Mais n’a-t-elle pas besoin de voir ces Etats grandir pour poursuivre elle-même son développement ?
-L’Europe a des intérêts plus politiques qu’économiques à voir se développer les pays méditerranéens. Nous avons besoin d’un environnement stable. Pour le reste, nos relations commerciales avec les pays méditerranéens sont modestes. Nous échangeons plus avec la Chine qu’avec ces pays, par exemple. Évidemment, les voir se développer représente une belle opportunité, mais il n’a rien de vital pour l’Europe.
Mohamed Chafiki, Directeur des études et des prévisions financières au ministère de l’Economie et des Finances du Maroc
« Avant de réussir à innover, il faut régler la question de l’enseignement »
« Le Maroc est presque comme une île ! Il gagnerait évidemment à voir se développer les relations entre les pays du sud. La seule ouverture de la frontière terrestre avec l’Algérie permettrait de gagner deux points de PIB. Pour le reste, les pays arabes ne forment pas un ensemble cohérent : leur niveau de développement est très variable et il est difficile de les traiter en bloc. Nous partageons néanmoins certains problèmes. Nous sommes par exemple la région du monde qui lit le moins de livres par habitant. Avant de réussir à innover, il faut régler la question de l’enseignement. C’est ce qui nous permettra de former des chercheurs, des universitaires et des ingénieurs. Nous ne visons pas l’économie low cost, mais les technologies de pointe, comme le montrent les industries installées autour de Rabat dans la micro ou l’aéronautique. »