En 2006, après environ trois décennies de stabilité ou de baisse, les prix réels des denrées alimentaires et de la nourriture se sont envolés et ont continué à augmenter jusqu’à la seconde moitié de 2008. Même si des phénomènes de ce type, et à une telle échelle ont déjà été remarqués par le passé, ils restent exceptionnels. L’histoire récente connaît seulement deux exemples comparables à ce bouleversement : il s’agit de l’après seconde guerre mondiale et de la période 1973-74. La hausse des prix de la nourriture a coïncidé avec les augmentations considérables des prix du pétrole et d’autres sources d’énergie, en déclenchant une suite d’importants problèmes macroéconomiques et sociaux dans le monde entier. De nombreux pays aux revenus bas ou moyens ont été touchés par cette hausse, et les groupes de populations avec de bas revenus ont dû supporter un fardeau disproportionné.
Tous ces évènements ont apporté une nouvelle perspective au débat, déjà ancien, sur la réforme des programmes des larges subventions destinées à la nourriture en Egypte et dans certains autres pays du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord. Avec le temps, les subventions ont contribué à la création d’un système de sécurité relativement efficace dont ont bénéficié certains groupes sociaux, par ailleurs mal ciblés, mais elles ont également drainé des ressources budgétaires. Avec la hausse des prix des denrées alimentaires, ce système a été soumis à un test.
Cette étude analyse certains aspects des politiques liées à la nourriture et à l’agriculture en Egypte. Le cas de l’Egypte est comparé avec celui de l’Ukraine. Les deux pays possèdent certaines caractéristiques communes, comme leur taille et leur population relativement grandes ainsi que des niveaux de revenus similaires. En revanche ils diffèrent dans des domaines aussi importants que l’import de la nourriture opposé à l’export; les subventions à la production alimentaire contre les subventions à la consommation. L’analyse se concentre sur les politiques alternatives potentielles et les mesures par lesquelles elles pourraient atténuer la progression de la pauvreté et d’autres effets macroéconomiques résultant de la hausse des prix de la nourriture.
En Egypte de nombreux produits et services sont subventionnés de façon à rendre leurs prix accessibles aux consommateurs. Les subventions sont attribuées via deux principaux canaux : la subvention universelle pour le pain « baladi », sans restriction de quotas ; et les cartes de rationnement mensuelles qui donnent aux foyers éligibles le droit à une quantité limitée des aliments de base comme le riz, le sucre ou l’huile comestible.
La hausse mondiale des prix de la nourriture entre 2006 et 2008 a presque doublé le budget des subventions égyptiennes; on estime qu’il a augmenté de 1.3% du PIB en 2006/7 à 2.1% en 2008/9. Ceci laisse à penser que les subventions à la nourriture pourraient dans l’avenir causer un problème fiscal majeur, si les prix de la nourriture demeuraient élevés où dans le cas de nouvelles hausses. De plus, les subventions alimentaires étant mal ciblées, une part significative des ressources est engloutie par les foyers à hauts revenus. On estime qu’entre un quart et un tiers des pauvres ne bénéficient pas des subventions à la nourriture, et que la majorité des aides vont aux foyers relativement riches.
En Ukraine les subventions directes, gérées au niveau central, n’existent pas. Néanmoins, les autorités régionales et locales attribuent via divers moyens des subventions pour le pain, ou mettent à disposition de la population un pain à un bas prix, appelé « de consommation courante ». Comme la majorité du pain produit dans le pays bénéficie de l’appellation « de consommation courante » ce type de mécanisme ne peut pas être considéré comme un soutien efficace et ciblé pour les pauvres.
En réponse à la hausse des prix des aliments, les gouvernements égyptien et ukrainien ont mis en place un éventail de dispositifs différents. En particulier, les deux pays ont introduit quelques restrictions à l’export et ont baissé certaines taxes d’importation. En Egypte l’utilisation des cartes de rationnement a également été élargie. En Ukraine quelques municipalités ont tenté de passer du système de subventions centralisé à des aides financières ciblées, destinées aux pauvres.
L’Egypte et l’Ukraine diffèrent d’une manière significative par rapport aux niveaux de la production, de la consommation et du commerce international des produits agricoles et de la nourriture. L’Egypte importe au moins 50% de sa consommation et la nourriture représente plus de 15% de toutes ses importations. La situation de l’Ukraine est sensiblement différente. Prés de 90% de la nourriture consommée est produit dans le pays. En 2008/2009 l’Ukraine comptait parmi les 5 plus grands exportateurs de blé, de maïs et de céréales secondaires dans le monde.
Deux modèles d’équilibre générale calculable (CGE) comparables sont développés pour l’Egypte et l’Ukraine. Le modèle simule l’impact direct et indirect de la hausse des prix de la nourriture et les différentes mesures politiques sur le comportement des plus importants indicateurs macroéconomiques, y compris la croissance, l’inflation, la balance des opérations courantes et le résultat budgétaire. La couverture sectorielle et le niveau de désagrégation des foyers utilisés dans le modèle, permettent d’analyser l’impact des mesures politiques sur le taux de croissance de la production dans les différents secteurs tout comme sur le niveau de bien-être des foyers et leur conséquences sur la pauvreté.
L’analyse commence par la simulation des conséquences de la hausse des prix de la nourriture dans le monde, selon deux scénarios différents. Ces scénarios sont construits sur la base des données historiques de l’évolution des prix entre 2006 et 2008, en admettant que la hausse des prix d’une telle ampleur s’avère constante (ou très persistante). L’étape suivante présente plusieurs mesures politiques en réponse à ces scénarios. Plus particulièrement, l’étude examine les embargos et les baisses des droits de douanes pour les deux pays. Dans le cas de l’Egypte, l’étude propose également d’autres scénarios, qui tentent de définir les effets des changements potentiels dans le système central des subventions à la nourriture, comme par exemple le remplacement de ce système par des aides financières destinées aux plus pauvres, représentant 40 % de la population.
Les résultats de l’analyse indiquent que les effets macroéconomiques d’une hausse des prix externe de l’ampleur présumée et sans qu’aucune mesure politique ne soit mise en place, peuvent être très prononcés. L’indice des prix à la consommation ou l’ajustement du taux de change nominal présentent des valeurs de plusieurs pourcent dans les deux pays. En Egypte des ajustements significatifs dans le commerce international font quasiment disparaître l’excédent que présentait la balance des opérations courantes avant la hausse. En Ukraine le taux d’absorption réel diminue de 4.5% et le taux d’investissement réel est réduit de 8%.
La consommation des ménages subi également des conséquences négatives et diminue en Egypte de près de 2% en termes réels et de 4.5% en Ukraine, dans le cas d’un scénario d’une forte hausse des prix. Les ménages urbains sont plus touchés dans les deux pays – l’écart entre les effets ressentis dans le milieu urbain et rural est plus important en Ukraine. Ceci est accompagné d’une aggravation visible des niveaux de pauvreté.
Lorsque l’on passe en revue les différentes réponses politiques, on est frappé de constater qu’elles ont une capacité limitée de réduire les conséquences sociales négatives de la hausse des prix, y compris d’empêcher l’accroissement de la pauvreté. Les résultats observés en Egypte indiquent que la plupart des interventions politiques ont un effet négatif sur la consommation des ménages, indépendamment de leur niveau des revenus. La seule exception à cette règle est constatée dans le cas d’une baisse des taxes à l’importation. De plus, les scénarios qui partent du principe que les deux quintiles les plus pauvres peuvent très bien être dédommagés en liquide des pertes dues à la suppression des subventions pour la nourriture, impliquent par définition le maintien de la consommation dans ces ménages. Il n’est pas clair dans quelle mesure ce type de politique peut être mis en pratique. De la même façon, en Ukraine la suppression des droits de douane sur la nourriture augmente la consommation réelle, tandis que l’embargo améliore légèrement la situation des ménages ruraux aux dépens de la population urbaine, qui, suite à la hausse des prix des aliments, subit une réduction significative et grandissante de sa consommation. Ces mesures politiques ont des conséquences similaires sur l’évolution de la pauvreté. Ainsi la suppression des droits de douane améliore légèrement la situation des pauvres aussi bien en Egypte qu’en Ukraine. En Egypte les effets sur la pauvreté sont également atténués dans les scénarios théoriques qui prévoient des compensations financières complètes pour les deux quintiles les plus pauvres.
En résumé, les exercices de modélisation CGE démontrent la gravité des effets de la hausse des prix et l’inefficacité de plusieurs mesures politiques, tout en suggérant que la suppression de certains droits de douane pour la nourriture pourrait constituer un remède partiellement efficient. Il est clair néanmoins, que dans le cas de l’Egypte, le maintien du système des subventions dans son état actuel n’est pas viable du point de vue de la fiscalité.
Les scénarios politiques utilisés dans les modèles CGE sont présentés à titre d’exemple et leur application pratique serait très difficile. C’est pourquoi il est important de présenter les conclusions relatives à la mise en œuvre des mesures politiques ainsi que les recommandations.
Le système égyptien des subventions doit être réformé, de façon à être moins cher et mieux ciblé sur les populations pauvres. De même l’octroi des subventions aux ménages relativement aisés doit être limité. On pourrait considérer ici plusieurs solutions.
Un des axes de changement pourrait être un transfert graduel des subventions des produits finis vers un soutien direct aux agriculteurs, pour permettre à ces derniers de mieux gérer les fluctuations mondiales des prix des denrées alimentaires. Il serait envisageable d’instaurer un système de prix garantis pour les cultures stratégiques. Alternativement, on pourrait proposer des assurances contre les variations de prix. L’octroi des subventions directement aux agriculteurs, sous condition d’adopter de bonnes pratiques, telles que des systèmes d’irrigation modernes ou une fertilisation équilibrée, pourrait s’avérer efficace. En ce qui concerne l’organisation du marché, il serait envisageable d’introduire des mesures visant à réduire les comportements non compétitifs des négociants en matière de stockage de la nourriture, tels que les délais précis de distribution et d’approvisionnement.
Pour réduire la charge fiscale des subventions à la nourriture tout en sauvegardant leur capacité d’atténuer la pauvreté on pourrait procéder à un ciblage géographique des ménages éligibles. En Egypte les trois quarts de la population vivent dans des zones rurales. De ce fait le ciblage selon les revenus et les possessions ainsi que la cartographie de la pauvreté permettraient d’identifier les groupes les plus vulnérables tout en réduisant les risques d’erreurs, tels que l’inclusion des ménages plus aisés ou l’exclusion des ménages pauvres. Au lieu des subventions à la nourriture, il serait possible de mettre en place des transferts directs de l’argent liquide aux ménages les plus pauvres. Dans le même esprit, au lieu de subventionner les moyens de production, on pourrait attribuer certains types de soutien directement aux agriculteurs les plus pauvres. Ceci permettrait d’éviter la dualité des prix, qui altère le marché. Le système de distribution du pain « baladi » serait plus efficace s’il était séparé du processus de production. Remplacer les subventions à la nourriture et aux moyens de production par des aides financières directes pour les ménages et pour les agriculteurs les plus pauvres pourrait éliminer la dualité des prix, qui entraîne la déformation du marché et la mauvaise allocation des ressources.
Dans le cas de l’Ukraine, il serait intéressant de tirer des leçons de la tentative de certaines régions et villes de remplacer le système de contrôle des prix du pain par un soutien financier pour les pauvres. La faillite des ces réformes, due à des contraintes budgétaires locales dans le sillage de la crise financière et économique, (c’est-à-dire au moment où elles étaient les plus indispensables) indique que le système devrait être plus robuste pour faire face à des crises. Le nouveau système ne doit pas nécessairement impliquer un engagement plus fort de la part du gouvernement, responsable de sa mise en œuvre et de son financement. Il demande de meilleures garanties de son fonctionnement pour convaincre l’opinion publique de la nécessité de supprimer les approvisionnements en pain subventionné.